Véritable mouvement émancipateur avant d’être un genre musical, la techno naît dans les années 80 à Détroit et porte les espoirs d’une jeunesse afro-américaine bricolant de nouvelles sonorités. Elle se décline en de nombreuses variétés et débarque bientôt en Europe, du côté de Manchester et du mythique club de l’Haçienda. C’est le Summer of Love de 1989, la jeunesse européenne est en fête, les murs tombent et l’on se retrouve dans ces hangars, vestiges hallucinés de l’ère Thatcher.
Mais la techno dérange, et bientôt la répression se met en place, Stop the music and go home. Dans les années 90, la techno se cache et devient secrète, donc attirante. De phénomène contre-culturel, elle se transforme alors en produit marketing. Tandis que la Techno Parade traverse Paris, Mr Oizo fait vendre des jeans.
Le secteur public est un peu plus frileux avant de s’emparer du phénomène. La faute peut-être à la mauvaise réputation qui entoure le genre musical. Difficile pour un représentant politique d’assumer un événement lié, dans la conscience collective, à la prise de substances psychotropes. Il faut attendre 1997 pour qu’un premier verrou moral saute avec la publication d’une tribune signée par Jack Lang, dans le journal Libération. Il y déplore un “amalgame entre ce mouvement et la drogue” et évoque les diverses réussites françaises d’un “phénomène de société dont l’ampleur ne peut laisser indifférent”.
Dans le même temps, l’initiative de quelques collectifs associatifs (La Tribu des Pingouins, Arty Farty, Heretik System) fait vivre des événements technos un peu partout en France. Le fonctionnement amateur des débuts laisse place petit à petit à une organisation professionnelle et au milieu des années 2000, c’est l’institutionnalisation. Le Name à Lille, les Nuits Sonores à Lyon, le Weather Festival à Paris, sont désormais autant d’acteurs du paysage culturel territorial.
Le phénomène s’amplifie et se déforme. Aujourd’hui, la techno donne sa valeur ajoutée à l’événement public, plutôt que l’inverse. Le dj set est devenu un totem indissociable du tableau culturel urbain, qui complète le tiers-lieu ou le vernissage d’exposition d’une prestation sonore et physique consensuelle. Certes, l’utilisation d’un genre musical comme appareil mondain n’est pas nouvelle. Dans le cas de la techno, et de l’historique que nous venons de retracer, elle présuppose cependant une nouvelle sociologie de sa pratique.
Cette technophilie accompagne des changements structurels qui caractérisent la société post-industrielle. Porteuse d’une forte symbolique alternative, la techno se prête (in)consciemment à une marchandisation des nouvelles préoccupations individuelles. L’expérience transcendantale originelle (free-parties) est objectivée, le consommateur de techno goûte désormais à l’illusion d’un interdit, en réalité parfaitement encadré :
“Car c’est bien en ce que les hommes se savent traversés et portés par la réalité du social que s’originent le désir de ne point s’y réduire et la nostalgie de s’en évader”.
Loin des revendications quasi anarchistes de ses débuts (Underground Resistance, Spiral Tribe), la techno devient même un outil de marketing territorial. Autour d’une “scène” techno se tisse de nombreux échanges matériels et immatériels qu’il s’agit de capter. Elle stimule tout un écosystème d’économie créative et une symbolique positive du territoire, adressé à une population urbaine, sensible aux innovations et aux valeurs progressistes. Cette “classe créative”, puisque c’est ainsi qu’on la nomme, génère à son tour des retombées pour le territoire.
Un schéma vertueux bien identifié par les élus locaux, qui ont sûrement en tête les recettes juteuses liées au “techno-tourisme”, affichées par la ville de Berlin. La distance prude à l’égard de la techno a laissé place à l’opération séduction politique. On croise ainsi Gérard Collomb aux Nuits Sonores ou Anne Hidalgo lors de l’ultime soirée organisée à la Concrete.
Largement lié au phénomène de métropolisation ainsi qu’à l’apparition des nouvelles “mobilités” réduisant les limites physiques (avions low cost, TGV, ubérisation des services), ce travail territorial de la techno nous interpelle sur le processus d’institutionnalisation d’un mouvement et de ses codes.
Quarante ans après sa naissance à Détroit, que représente réellement la techno aujourd’hui ?
Sources:
Clastres Pierre. « La société contre l’Etat ». Les éditions de minuit. 2011
Greenroom. « Et alors, c’était un “live” ou un “DJ set” ? », 7 août 2016. https://www.greenroom.fr/104965-et-alors-cetait-un-live-ou-un-dj-set/.
Lang, Jack. « La techno française est très créative et riche pour la société. La peur qu’elle suscite et l’amalgame avec la drogue sont inadmissibles. Rave universelle. » Libération.fr, 30 octobre 1997. https://www.liberation.fr/tribune/1997/10/30/la-techno-francaise-est-tres-creative-et-riche-pour-la-societe-la-peur-qu-elle-suscite-et-l-amalgame_218126.
Trax Magazine. « Berlin : le tourisme de la techno aurait rapporté 1,4 milliard d’euros à la ville en 2018 », 20 février 2019. https://www.traxmag.com/berlin-le-tourisme-de-la-techno-aurait-rapporte-14-milliard-deuros-a-la-ville-en-2018/.
Flat Eric. « Full Levi’s Commercial ». https://www.youtube.com/watch?v=aLlKYF2L0d8